Vente de l'ASSE : Du vieux serpent de mer au rêve canadien ?

Pros | Publié le par Tibo et Joris | 36 commentaires

Il y a un an presque jour pour jour nous vous proposions un dossier intitulé : "L'ASSE invendue et invendable ?". Un peu plus de 365 jours plus tard, le club stéphanois est tout proche de changer de mains après un feuilleton aux multiples épisodes. 

À l'été 2017, l'AS Saint-Étienne décide de mandater la banque d'affaires Lazard pour trouver un actionnaire minoritaire. Le 15 mai 2018, le site officiel de l'AS Saint-Étienne annonce l'entrée en négociations exclusives entre Peak6 et les co-actionnaires du club. Une annonce soudaine, qui surprend mais qui laisse assez peu de place au doute, l'ASSE va changer de propriétaire, le communiqué officiel met en avant le sérieux du candidat au rachat : "PEAK6 est un investisseur global faisant preuve de passion dans ses investissements. PEAK6 possède une grande expertise dans le monde du sport et du football européen en particulier, étant actionnaire minoritaire de l’AS Roma en Serie A en Italie, de l’AFC Bournemouth en Premier League en Angleterre et également actionnaire majoritaire du club de Dundalk FC en Irlande."


Dix jours plus tard, le couperet tombe : "L'AS Saint-Etienne a décidé de cesser toute discussion et négociation avec le groupe américain Peak6. Les investissements prévus par Peak6 dans le club ne correspondent pas aux engagements pris de faire de l'ASSE un club pérenne et ambitieux. Les actionnaires actuels comme le club subissent un préjudice important lié à des engagements non tenus. Leur sentiment est que les valeurs historiques de l'ASSE n'ont pas été respectées." Premier épisode d'une série tragi-comique qui a longtemps terni l'image du club. 


Après une période d'accalmie, le 13 avril 2021, Bernard Caïazzo et Roland Romeyer annoncent officiellement la mise en vente du club. Une semaine plus tard, on apprend que le cabinet KPMG est mandaté par les actionnaires pour mener à bien cette mission. Les candidats sont nombreux à se présenter, mais peu atteindront la fameuse Data Room. La première approche est matérialisée par une LOI (lettre d'intention), généralement, cette étape est suivie d'une offre non engageante qui permet de préciser son intérêt officiellement. Cette étape aura scellé le sort de nombreux projets. Si les désaccords entre Bernard Caïazzo et Roland Romeyer sont connus de tous, plusieurs acteurs majeurs ou mineurs de ce processus de vente ont évoqué une vision commune pour les deux hommes, celle du prix de vente. Au début du processus, les actionnaires annoncent qu'ils ne discuteront pas en-dessous de 40M€ pour racheter leurs parts. Une somme qui ne sera jamais proposée par aucun acheteur potentiel. Certains donc, se font recaler dès cette offre non engageante, car les attentes financières des deux actionnaires sont trop ambitieuses. Outre la somme pour racheter les parts, c'est une enveloppe globale de 100M€ qui est demandée aux potentiels acquéreurs. Certains, comme un homme d'affaires basé en Suisse, disposant d'une enveloppe de 60M€ se font renvoyer grossièrement dans les cordes par KPMG, puis par l'un des actionnaires du club.  


Si les actionnaires et KPMG se sont confrontés à des belles promesses sans que les garanties bancaires ne soient amenées (Norodom Ravishak, Serge Bueno), ils ont aussi vu des projets solides sur le plan financier se présenter. Ainsi, le local Olivier Markarian, le milliardaire russe Sergei Lomakin, l'homme d'affaires américain David Blitzer ainsi que le duo Bodmer - Roussier (ndlr : bien que dans le cas de ce dernier projet, les garanties financières se sont avérées insuffisantes) ont pu aller au bout du processus de la Data Room. Si le processus lié à la Data Room est normalement très réglementé, toutes les informations n'ont pas été communiquées. C'est ce que dénonçait d'ailleurs Gilles Bellaiche (52 ans), fondateur et président de Financial, société mandatée par Olivier Markarian pour effectuer un audit du club, dans une interview accordée au Progrès en juillet 2022 : "Dès qu’on est rentré, on s’est retrouvé avec des informations récentes, c’est à dire 2020-2021, qui n’étaient pas disponibles. Beaucoup d’éléments que KPMG devait mettre à disposition. On imagine que c’est parce qu’ils ne voulaient pas trop dévoiler. Mais c’est difficile de vendre une voiture si on n’ouvre pas le capot pour voir le moteur… On était un peu en aveugle et on a dû faire preuve de finesse pour croiser les informations et détecter les risques éventuels. En cours de data room, on a adressé un rapport intermédiaire à notre client (Olivier Markarian) pour l’alerter sur les données stratégiques manquantes. Les réponses que l’on avait, c’était de dire “écoutez, quand vous ferez une offre ferme, on vous donnera plus d’éléments”. Mais on ne peut pas signer l’acte de vente et dire on vous montrera la superficie de la maison après."


Il semblerait par ailleurs que tous n'aient pas eu accès au même degré d'informations dans cette fameuse Data Room. C'est en tout cas ce qui ressort des échanges que nous avons pu avoir avec différents acteurs du dossier. Passé ce gap tant bien que mal, plusieurs offres sont arrivées sur la table, bien loin des espérances des co-actionnaires mais plus proches de la réalité économique du club. Si certains évoquent une offre ferme de Sergeï Lomakin, il est plus probable que le milliardaire russe poussé par Bernard Caïazzo se soit arrêté à la Data Room. Ce n'est en revanche pas le cas d'Olivier Markarian et de David Blitzer. Pour le premier cité, l'enveloppe était importante, de l'ordre de 100M€ comme espéré par les co-actionnaires. Pas de rachat de dettes comme John Textor du côté de Lyon mais du cash amené par des fonds personnels, ainsi que par des acteurs locaux et par Fuchs & Associés, qui gère le patrimoine de plus de 1 500 clients privés et fortunés au Luxembourg dont certains s'associaient donc à l'homme d'affaires drômois pour reprendre le club. Un projet qui n'ira pas à son terme malgré un soutien local fort, une enveloppe conséquente et la possibilité de pérenniser le club financièrement sur la durée. C'est du côté de l'offre formulée aux co-actionnaires qu'il faut regarder pour trouver la raison de cet échec. Une offre de 20M€ jugée largement insuffisante par les décideurs.


David Blitzer lui, arrive après que le processus de vente du club se soit terminé. En effet, les potentiels acheteurs avaient une date limite pour déposer leurs dossiers auprès de KPMG. Sans acheteurs jugés "sérieux" par la direction, les co-actionnaires acceptent d’ouvrir des discussions après date avec David Blitzer. L'homme d'affaires américain n'est pas un novice dans le milieu, il possède des parts dans de nombreuses franchises ou clubs. C'est donc un habitué des processus de rachat et/ou d'entrée dans le capital de clubs qui se présente à l'ASSE. Comme Peak6 avant lui, David Blitzer passe une étape supplémentaire dans le processus de vente, après avoir effectué une offre ferme, les co-actionnaires entrent en négociations exclusives avec le potentiel acheteur, une étape que n'a pas atteint Olivier Markarian. Au soir de la relégation en Ligue 2, les co-actionnaires du club publient un communiqué qui se veut annonciateur d'une vente prochaine du club : "Dans quelque temps, nous annoncerons une nouvelle importante concernant l'avenir du club et le nôtre. Une page essentielle de notre vie se tournera mais nous plaçons au-dessus de tout l'institution ASSE qui retrouvera très vite, nous en sommes convaincus, le chemin de l'élite." Il est bien entendu question du rachat par David Blitzer mais après 45 jours de négociations exclusives, un proche des actionnaires confie à l'AFP : "La période de négociation exclusive, qui avait débuté voici 45 jours, a pris fin à minuit dans la nuit de jeudi à vendredi sans aboutir à un accord. Elle n'a pas été prolongée". Si Roland Romeyer confie dans les colonnes du Progrès "qu'aucune offre ferme n’a été déposée dans les délais auxquels il (Blitzer) s’était engagé à nous la remettre", plusieurs sources confirment l'existence d'une première offre de 10M€ repoussée par les actionnaires de l'ASSE, puis une seconde de 15M€ qui restera sans réponse.


Dans ce dossier de vente du club, il convient de constater une chose. La quasi-totalité des potentiels acheteurs du club ont quitté fâché la table des négociations. Le comportement des actionnaires est souvent pointé du doigt (interventionnisme, volonté de rester dans l'organigramme et exigences financières démesurées) et dans plusieurs dossiers, les actionnaires ont annoncé entamer des actions en justice qui ne verront finalement jamais le jour (Peak6, Norodom Ravishak). Au point que l'ASSE endosse en cinq ans le costume d'invendable. 


Costume qu'elle pourrait délaisser en cette année 2024, quasiment sept ans après que le processus de vente a été lancé. En effet, lundi après-midi, l'AS Saint-Étienne communiquait sur la vente : "Après plus de vingt ans à la tête de l’AS Saint-Étienne, Bernard Caïazzo et Roland Romeyer ont décidé de vendre le club à de nouveaux actionnaires engagés à construire sur leur vision et à accélérer le développement du club. Pour assurer un futur ambitieux pour le club, leur objectif est de mettre l’ASSE entre les mains d’un acteur de confiance, expérimenté et solide financièrement. Après plusieurs semaines de discussions, les actionnaires de l’ASSE ont annoncé aujourd’hui être entrés en négociations exclusives avec le président de Kilmer Sports Ventures Ivan Gazidis en vue de procéder à la vente de l’intégralité des actions d’ASSE Groupe. Kilmer Sports Ventures est un groupe familial canadien appartenant à Larry Tanenbaum. La vente doit être entérinée dans les prochaines semaines, une fois complétées les obligations d’information et de consultation des parties prenantes et autorités compétentes."


Si cette étape des négociations exclusives a été atteinte par Peak6 et David Blitzer dans le passé sans aller au bout du processus de vente, les différentes parties semblent cette fois-ci déterminées à ce que celui-ci aille jusqu'à son terme. L'assèchement des finances du club après deux ans de Ligue 2, pour un club typé Ligue 1, ne laisse cette fois-ci pas une grande marge de manoeuvre aux deux actionnaires Roland Romeyer et Bernard Caïazzo qui s'apprêtent à laisser leur place après 20 ans de règne à l'ASSE. Ces derniers ont certainement revu leurs exigences financières à la baisse concernant le rachat de leurs parts, n'ayant plus les moyens de combler le déficit structurel du club et étant donc dans l'obligation de vendre. Saint-Étienne et ses supporters espèrent en tout cas cette fois-ci troqué pour de bon le vieux serpent de mer de la vente pour le rêve canadien incarné par Kilmer Sports Ventures. 

keyboard_arrow_down Commentaires (36) keyboard_arrow_down